Chapitre 4
Un entraînement acharné, tels avaient été ses mots pour décrire les supplices brutaux, épuisants et à la limite du supportable que l’armée elle-même n’aurait pas infligés à ses troupes les plus endurcies.
Bones me fit courir dans la forêt à une allure que même une voiture n’aurait pu atteindre. Je trébuchais sur des troncs d’arbres, des pierres, des racines et des ornières jusqu’à me sentir épuisée au point de ne même plus pouvoir vomir. Le fait que je m’évanouissais régulièrement ne me dispensait pas pour autant de mes exercices. Il m’aspergeait le visage d’eau glacée jusqu’à ce que je reprenne connaissance. Je m’entraînais à lancer des couteaux jusqu’à ce que ma peau au niveau des phalanges se fendille et se mette à saigner. Et lui, qu’est-ce qu’il faisait dans ces cas-là ? Il me lançait un tube de pommade antibiotique d’un air indifférent en me disant d’éviter de m’en mettre sur les paumes pour ne pas les rendre glissantes. Sa version de l’haltérophilie ? Soulever des rochers à bout de bras, en augmentant graduellement leur taille et leur densité. Sa définition du fitness ? Gravir les pentes de la caverne avec de grosses pierres sur le dos.
Au bout d’une semaine, je jetai par terre tous ses objets de torture et refusai de continuer en lui disant que si j’avais connu ses intentions dès le départ, j’aurais choisi la mort sans hésiter. Bones se contenta de me sourire en exhibant ses canines allongées et me dit de le prouver. Voyant qu’il était sérieux, je me harnachai de nouveau et repris mon calvaire avec lassitude.
Mais l’activité la plus éreintante était de loin le corps à corps. Il étirait mes membres jusqu’à ce que mon visage soit noyé de larmes, tout en ironisant sur mon manque de souplesse. Durant nos combats, il me faisait perdre connaissance au point que l’eau glacée ne suffisait plus à me faire revenir à moi. Je me réveillais avec un goût de sang dans la bouche, puis nous recommencions à nous battre. Dire que je rêvais de le tuer chaque seconde de chaque jour serait un euphémisme. Néanmoins, je m’améliorais, je n’avais pas le choix. Avec Bones, c’était marche ou crève.
C’est après la deuxième semaine d’entraînement que je me rendis compte pour la première fois que j’avais plus de vigueur. Lors d’un combat avec Bones, je parvins à ne pas m’évanouir. Il me mit tout de même une belle raclée, mais je restai consciente jusqu’au bout. Ma joie était cependant mitigée. J’étais satisfaite de ne pas être tombée dans les pommes en plein milieu du combat, mais du coup j’étais consciente lorsqu’il me fit boire son sang.
— Dégoûtant, crachai-je après qu’il m’eut persuadée, gentiment d’abord puis sous la menace, de le laisser mettre son doigt ensanglanté dans ma bouche. Comment pouvez-vous vivre de ça ?
Les mots étaient sortis tout seuls, sans que je réfléchisse : une habitude chez moi.
— La nécessité est la mère de tous les appétits. Tu apprends à aimer ce dont tu as besoin pour survivre, répondit-il sèchement.
— Vaudrait mieux que tout ce sang ne me transforme pas en vampire. Ça ne fait pas partie de notre arrangement.
Je n’étais pas très à l’aise pour discuter avec son doigt enfoncé dans ma bouche, aussi je rejetai la tête en arrière jusqu’à ce qu’il soit ressorti. C’était presque un geste sexuel. Je rougis dès que cette pensée me traversa l’esprit. Il s’en aperçut, bien entendu, et il en devina certainement la raison, mais il se contenta d’essuyer sa main sur sa chemise.
— Crois-moi, ma belle, il faut boire beaucoup plus de sang que ça pour devenir un vampire. Mais vu que ça semble vraiment te chiffonner, je vais t’expliquer comment ça marche. Tout d’abord, il faudrait que je te vide de ton sang pour que tu arrives aux portes de la mort. Il faut trouver le truc pour s’arrêter de boire juste avant de dépasser la limite. Ensuite, j’ouvrirais mon artère gorgée de ton sang pour que tu le boives à ton tour. Tout ce que je t’aurais pris, et un peu plus. Là aussi, il y a un truc. Il faut être fort pour créer d’autres vampires, sinon ton petit protégé te vide jusqu’à la dernière goutte et te tue pendant qu’il se transforme. Il est plus dur de repousser un jeune vampire d’une artère que de retirer un téton plein de lait de la bouche d’un bébé affamé. Les maigres gouttes de sang que je te donne ne font rien de plus que te remettre en forme. Il ne doit même pas y en avoir assez pour te rendre plus forte. Maintenant, est-ce que tu veux bien arrêter de ronchonner chaque fois que tu dois avaler les trucs que je t’enfourne dans la bouche ?
Cette fois, les images qui se formèrent dans mon subconscient me firent devenir écarlate. En voyant cela, il porta la main à ses cheveux d’un air agacé.
— Ça aussi, il faut que tu arrêtes de le faire. Tu deviens rouge comme une pivoine à la moindre allusion. Tu dois jouer le rôle d’une fille entreprenante et chaude ! Personne n’y croira si tu t’évanouis au premier clin d’oeil. Ta virginité causera ta perte.
— Je ne suis pas vierge, rétorquai-je, manquant de peu de m’évanouir comme il l’avait prédit.
Il haussa ses sourcils noirs. Je détournai les yeux en bafouillant.
— On peut changer de sujet, s’il te plaît ? On n’est pas à une soirée entre collégiennes. Je n’ai pas envie de parler de ça avec toi.
— Tiens, tiens, dit-il d’une voix traînante sans prêter la moindre attention à ma demande. Le petit chaton s’est pris pour une grande, on dirait. Vu ta pruderie, ça me surprend. L’heureux élu attend patiemment que tu termines ta formation ? Ça doit être quelqu’un s’il réussit à te mettre dans des états pareils. Je ne t’aurais pas classée dans la catégorie des expérimentées, mais, cela dit, tu y es allée franchement à notre première rencontre. Je me demande si tu comptais me tuer avant ou après avoir satisfait tes appétits ? Et les autres vampires ? Est-ce qu’ils sont morts avec un sourire sur le...
Je le giflai. Ou plutôt, telle avait été mon intention, mais il saisit mon poignet et, sans le lâcher, attrapa l’autre que je venais aussi d’envoyer dans la direction de sa joue.
— Je te défends de me parler comme ça, j’ai entendu assez de conneries de ce genre dans mon enfance. Juste parce que ma mère ma eue en dehors des liens du mariage, nos abrutis de voisins, tous plus vieux jeu les uns que les autres, pensaient que ça faisait d’elle une salope, et que j’en étais une moi aussi, par ricochet. Et bien que ça ne te regarde pas, vu que tu as certainement des centaines de viols à ton actif, je n’ai été qu’avec une seule personne. Il m’a laissé tomber comme une crotte tout de suite après, et ça a suffi à me guérir de toute envie d’imiter les aventures sexuelles de mes pairs. Maintenant, je ne plaisante pas, je ne veux plus parler de ça !
Cette blessure, qu’il avait rouverte sans le vouloir, faisait palpiter en moi une rage contenue. Bones me lâcha les poignets. Je les frottai aux endroits où ses doigts s’étaient enfoncés dans ma chair.
— Chaton, commença-t-il d’un ton apaisant, je te demande pardon. Mais ce n’est pas parce que tu as des voisins arriérés ou qu’un ado boutonneux a juste voulu tirer son coup que...
— Arrête, l’interrompis-je, terrifiée à l’idée de fondre en larmes. Arrête. Je peux faire ce qu’il faut, je peux avoir l’air sexy ou tout ce que tu veux. Mais je refuse de parler de ça.
— Écoute, ma belle..., essaya-t-il encore.
— Vas-y, mords-moi, le coupai-je d’un ton brusque avant de tourner les talons.
Pour une fois, il ne se proposa pas de répondre à ma provocation, et il me laissa partir.
Au début de la quatrième semaine, Bones m’annonça que nous allions faire une sortie. Bien entendu, ce qu’il avait en tête n’était pas un après-midi éducatif au musée. Au lieu de ça, je me retrouvai à conduire sur une route de campagne à minuit sans avoir la moindre idée de notre destination. Il ne me donnait que peu d’indications – « tourne ici », « tourne là », etc. – et j’étais nerveuse. Nous étions dans une zone très rurale, sur une route particulièrement sombre. C’était l’endroit idéal pour vider quelqu’un de son sang et pour se débarrasser du corps.
Cela dit, si c’était le sort qu’il me réservait, la grotte aurait aussi bien pu faire l’affaire. Vu toutes les fois où je m’étais retrouvée inconsciente après nos entraînements, cela faisait longtemps qu’il aurait pu en finir avec moi s’il l’avait voulu. Je n’aurais rien pu faire pour l’en empêcher. D’ailleurs, même consciente, j’aurais été à sa merci. À mon grand désarroi, je n’avais toujours pas remporté un seul round contre lui. Bones était si fort et si rapide que l’affronter revenait à essayer de mettre un éclair en laisse.
— Tourne à gauche, dit Bones, me rappelant à la réalité.
Je lus le nom sur le panneau. Peach Tree Road. La route ne semblait mener nulle part.
— Tu sais, associé, dis-je alors que je prenais le virage, tu es un sacré cachottier. Quand vas-tu te décider à me dire où on va ? J’imagine que tu ne t’es pas pris d’une passion soudaine pour la vie rurale ?
Il rit doucement.
— Non, pas vraiment. J’ai besoin d’informations, et l’homme qui peut me les donner vit par ici.
À son ton, j’avais comme l’impression que l’homme en question ne serait pas ravi de le voir.
— Écoute, je refuse de participer à des meurtres d’humains, alors si tu crois que tu vas interroger ce type et l’enterrer après, tu te fourres le doigt dans l’oeil.
Je m’attendais à ce que Bones me mette au défi ou se fâche, mais il se mit à rire.
— Je ne plaisante pas ! lui dis-je en écrasant la pédale de frein pour bien lui signifier que j’étais sérieuse.
— Tu vas vite comprendre pourquoi je ris, ma belle, répondit-il. Mais laisse-moi te rassurer. Premièrement, je te promets de ne pas lever la main sur lui, et, deuxièmement, c’est toi qui lui parleras.
J’étais sous le coup de la surprise. Je ne savais même pas qui était ce type, et encore moins quelles questions lui poser.
Il me regarda, un sourcil levé.
— Tu comptes faire repartir la voiture bientôt, ou quoi ?
Ah oui, j’avais oublié. Mon pied passa de la pédale de frein à celle de l’accélérateur et le pick-up se remit à avancer en cahotant.
— Est-ce que j’ai droit à plus de détails que ça ? Par exemple, des infos sur ce type, et ce que tu veux savoir ?
— Bien sûr. Son nom est Winston Gallagher. Il était ouvrier ferroviaire dans les années soixante. Il distillait aussi de l’alcool de contrebande. Un jour, quelqu’un lui en a acheté avant d’être retrouvé mort le lendemain. Winston s’était peut-être trompé dans le dosage, ou bien son client avait trop bu. Quoi qu’il en soit, l’issue aurait été la même. Winston a été déclaré coupable de meurtre et condamné à mort.
— C’est honteux, m’exclamai-je. Tout ça sans motif ni preuve de préméditation ?
— Faut croire que le juge, John Simms, n’était pas un fervent partisan de la présomption d’innocence. Il faisait également office de bourreau. Mais juste avant que Simms le pende, Winston a juré qu’il reviendrait le hanter toutes les nuits. Et depuis ce jour, c’est ce qu’il a fait.
— L’homme à qui tu veux que je parle a été... pendu ? répétai-je.
— Arrête-toi près du panneau « DÉFENSE D’ENTRER », Chaton, me dit Bones. (Je coupai le moteur, toujours bouche bée après ce que je venais d’entendre.) Winston refusera de me parler, car nos deux espèces ne s’entendent pas. Mais je te préviens, il est à peu près aussi enjoué que tu l’es actuellement.
— Il y a sûrement un truc qui m’a échappé. (Mon ton était hargneux. Râleuse, moi ?) Tu as bien dit que le juge l’avait pendu, non ?
— Oui, juste à cet arbre qui surplombe la falaise, soutint Bones. Si tu regardes bien, tu peux encore voir les marques laissées par la corde. Énormément de gens ont perdu la vie dans ce bois, mais ne te fatigue pas à leur parler. Ils sont résiduels. Pas Winston.
Je choisis mes mots avec soin.
— Tu veux dire que Winston est... un fantôme ?
— Fantôme, spectre, apparition, appelle-le comme tu veux. Le plus important, c’est qu’il est doué de sensations, ce qui est rare. La plupart des fantômes ne sont que des reproductions de ce qu’ils étaient. Ils sont incapables d’interagir et ne font que répéter la même action en boucle, comme un disque rayé sur sa platine. Merde, je ne suis pas à la page : personne n’utilise plus de tourne-disque de nos jours. Enfin, Winston était tellement furieux lorsqu’il est mort qu’une partie de sa conscience lui est restée. C’est aussi dû à l’endroit. Dans l’Ohio, la membrane qui sépare le naturel et le surnaturel est très fine, et les âmes peuvent plus facilement choisir de rester plutôt que de continuer leur route. La zone où nous nous trouvons agit comme un radiophare. Cinq cimetières qui forment un pentagramme – franchement, où est-ce qu’ils avaient la tête ? C’est une vraie carte routière pour les esprits, rien moins que ça. Grâce à ton hérédité, tu devrais pouvoir les voir, contrairement à la majorité des humains. Tu devrais aussi être en mesure de les sentir. Leur énergie crée une vraie tension électrique dans l’air.
Il avait raison. J’avais senti un bourdonnement dès que je m’étais engagée sur cette route, mais je m’étais dit que je devais avoir des fourmis dans les jambes.
— Quel genre d’information un vampire peut-il bien vouloir d’un fantôme ?
— Des noms, dit Bones brièvement. Je veux que Winston te donne les noms de toutes les jeunes filles qui sont mortes récemment dans les environs. Ne le crois pas s’il te dit qu’il ne sait pas – et tout ce qui m’intéresse, ce sont les morts de cause non naturelle. Pas celles survenues à la suite d’accidents de voiture ou de maladies.
Il n’avait pas l’air de plaisanter, mais je voulais tout de même m’en assurer.
— C’est une blague ?
Bones émit comme un soupir.
— J’aimerais bien, mais non.
— Tu es sérieux ? Tu veux que j’aille dans un cimetière interroger un... fantôme à propos de filles mortes ?
— Allons, Chaton, tu ne vas quand même pas me dire que tu as du mal à croire aux fantômes ? Tu es à moitié vampire, après tout. Les fantômes ne devraient pas te demander de gros efforts d’imagination.
Présenté comme cela, évidemment, c’était parfaitement convaincant.
— Et comme les fantômes n’aiment pas les vampires, j’imagine que je ferais mieux de taire mes origines. Au fait, est-ce que j’ai le droit de savoir pourquoi les fantômes n’aiment pas les vampires ?
— Ils sont jaloux. Nous sommes aussi morts qu’eux, mais nous pouvons faire ce que nous voulons tandis qu’ils sont coincés pour l’éternité dans une forme vaporeuse. Ça les rend assez grincheux la plupart du temps, ce qui me fait penser... (Bones me tendit une bouteille remplie d’un liquide transparent.) Prends ça. Tu vas en avoir besoin.
Je soulevai la bouteille et fis tourner le liquide qu’elle contenait.
— Qu’est-ce que c’est ? De l’eau bénite ?
Il rit.
— Pour Winston, c’est tout comme. C’est de l’eau-de-vie. Un vrai tord-boyaux, ma belle. Le cimetière Simms se trouve juste derrière cette rangée d’arbres, et il faudra peut-être que tu fasses un peu de bruit pour attirer l’attention de Winston. Les fantômes somnolent la plupart du temps, mais, une fois qu’il sera réveillé, n’oublie pas de lui montrer la bouteille. Il te dira tout ce que tu veux savoir.
— Je ne suis pas sûre de bien comprendre. Tu veux que j’aille me promener dans un cimetière avec une bouteille de gnôle à la main pour réveiller un esprit tourmenté dans l’espoir d’obtenir de lui des informations ?
— Exactement. Et n’oublie pas ça. Un stylo et du papier. Écris bien le nom et l’âge de toutes les filles dont Winston te parlera. S’il te dit comment elles sont mortes, c’est encore mieux.
— Je devrais refuser, marmonnai-je, parce qu’interviewer un fantôme n’a jamais fait partie de notre accord.
— Si je ne me trompe pas, ces informations nous mèneront à un groupe de vampires, et traquer les vampires fait bien partie de notre accord, non ?
Je me contentai de hocher la tête pendant que Bones me tendait le stylo, un petit carnet à spirales et la bouteille d’alcool de contrebande. Dire qu’un vampire me demandait d’aller réveiller les morts... Ça prouvait au moins que je n’étais pas médium : si on m’avait dit ça quatre semaines plus tôt, je ne l’aurais jamais cru.
Le cimetière Simms, à minuit, n’était pas un lieu très accueillant. Il était caché de la route par des buissons épais, des arbres et la falaise. Comme Bones l’avait dit, un arbre avançait encore au-dessus du précipice, et je pouvais également voir un gros chêne vert au milieu des pierres tombales délabrées. En voyant quelques-unes des dates gravées, je compris ce que Bones avait voulu dire en parlant d’un ouvrier ferroviaire dans les années soixante. Il s’agissait des années 1860, pas 1900.
Une silhouette me fit me retourner brusquement ; je poussai un petit cri et dégainai précipitamment mon couteau.
— Tout va bien ? appela immédiatement Bones.
Il attendait hors de vue à l’entrée du cimetière ; de cette manière, prétendait-il, aucun des morts vraiment morts ne le verrait. C’était vraiment très étrange de penser que les vampires et les fantômes ne s’entendaient pas. Ainsi, même après la mort, les différentes espèces n’arrivaient toujours pas à fraterniser !
— Oui..., dis-je au bout d’un instant. Ce n’était rien.
En fait, il y avait bien quelque chose, mais rien qui nécessite son aide. Une forme floue et encapuchonnée passa devant moi, flottant littéralement au-dessus de la terre froide. Elle alla jusqu’au bord de la falaise puis disparut en faisant un petit bruit, qui ressemblait à un hurlement étouffé. Fascinée, je la vis ressurgir de nulle part quelques instants plus tard et suivre le même itinéraire, qu’elle conclut par un nouveau gémissement spectral.
Sur ma gauche, une silhouette indéterminée de femme sanglotait au-dessus d’une autre pierre tombale. Je ne la voyais pas distinctement, mais ses vêtements n’étaient visiblement pas de notre époque, et elle finit elle aussi par s’évanouir dans les airs. J’attendis quelques minutes, puis sa forme vague réapparut. Elle émit de petits cris feutrés, presque inaudibles, puis disparut de nouveau.
Un disque rayé sur sa platine, répétai-je intérieurement. Ouais. L’image de Bones était plutôt bien trouvée.
Dans le coin du cimetière se trouvait une pierre tombale dont les lettres étaient presque effacées. Je déchiffrai tout de même un W et un T dans le prénom, et le nom de famille commençait par G.
— Winston Gallagher, appelai-je d’une voix forte en frappant la pierre glacée. Sortez !
Rien. Un petit vent m’incita à fermer ma veste tandis que j’attendais en sautillant sur place.
— Toc toc, il y a quelqu’un ? repris-je enfin, effarée par l’absurdité de ce que j’étais en train de faire.
Quelque chose bougea derrière moi, à la lisière des arbres. Pas l’esprit encapuchonné qui suivait toujours la même boucle, mais une ombre presque floue. Peut-être n’était-ce que le bruissement des buissons dans le vent. Je concentrai de nouveau mon attention sur la tombe à mes pieds.
— Eh, Wiiiiinstooooon, roucoulai-je en tripotant la bouteille à l’intérieur de ma veste. J’ai quelque chose pour toi !
— Sale petite insolente, susurra une voix dans les airs. J’aurai vite fait de la faire déguerpir.
Je me raidis. Je n’avais jamais entendu quelqu’un parler de la sorte. Autour de moi, l’air se refroidit d’un seul coup alors que je me retournais dans la direction d’où venait la voix. L’ombre que j’avais aperçue s’étendit et se modifia pour prendre la forme d’un homme d’une cinquantaine d’années avec un ventre protubérant, des yeux qui louchaient, des cheveux bruns entremêlés de gris et des favoris mal entretenus.
— T’entends ça, hein ?
Il émit une autre de ces étranges mélopées funèbres, qui résonna sinistrement. Il chatoya le temps d’une seconde, puis les feuilles qui se trouvaient à proximité de l’endroit où il flottait volèrent tout à coup dans les airs, emportées par un tourbillon.
— Winston Gallagher ? demandai-je.
Le fantôme regarda par-dessus son épaule, comme s’il s’attendait à voir quelqu’un derrière lui.
J’insistai.
— Alors, c’est bien toi Winston ?
— Elle ne peut pas me voir..., dit-il, vraisemblablement à lui-même.
— Un peu que je te vois ! m’exclamai-je avec soulagement, pressée de quitter cet endroit qui me donnait la chair de poule. C’est ta pierre tombale ? Si la réponse est oui, alors c’est ton jour de chance.
Il plissa davantage les yeux.
— Tu peux me voir ?
Il était déjà aussi bouché de son vivant ? me demandai-je irrespectueusement.
— Oui, je peux voir les morts. Ça t’étonne ? Bon, causons sérieusement. Je recherche des gens morts récemment et on m’a dit que tu pouvais m’aider.
C’était presque amusant de voir ses traits transparents passer de l’incrédulité à l’hostilité. Il n’avait bien sûr plus de muscles faciaux, mais, par je ne sais quel prodige, il réussit à faire une grimace.
— Va-t’en, sinon la tombe t’avalera et tu ne partiras plus jamais !
Son ton était très intimidant. S’il avait eu de quoi mettre ses menaces à exécution, j’aurais eu du souci à me faire.
— Ça ne me fait pas peur, je suis à moitié née dans une tombe. Cela dit, si tu veux que je m’en aille (je me retournai et fis semblant de partir), très bien, mais ça veut dire que je vais devoir jeter ça dans la première poubelle que je trouverai.
Je sortis de ma poche la bouteille contenant le liquide clair. Je faillis éclater de rire lorsque ses yeux se rivèrent dessus comme de la ferraille attirée par un aimant. Pas de doute, c’était bien Winston.
— Qu’est-ce que tu as là-dedans, petite ?
J’avais perçu dans sa voix un sifflement avide. Je débouchai la bouteille et l’agitai à l’endroit où semblait être son nez.
— De la gnôle, mon ami.
Je ne savais pas encore très bien comment Bones voulait que je le soudoie avec ça. Est-ce que je devais en verser sur sa tombe ? Tenir la bouteille à l’intérieur de sa forme désincarnée ? Ou bien l’asperger d’eau-de-vie ?
Winston émit un nouveau son à faire dresser les cheveux sur la tête.
— S’il te plaît, petite ! (Son hostilité s’était évaporée, remplacée par des accents de désespoir.) S’il te plaît, bois. Bois !
— Moi ? m’exclamai-je, surprise. Mais je n’en ai pas envie !
— Laisse-moi y goûter à travers toi, s’il te plaît ! supplia-t-il.
Y goûter à travers moi. Maintenant je comprenais pourquoi Bones ne m’avait pas expliqué comment faire pour convaincre Winston. Ça m’apprendra à faire confiance à un vampire, même pour les plus petits détails ! Je lançai un regard irrité au fantôme en me jurant de rendre la monnaie de sa pièce à mon prétendu associé.
— D’accord, je vais en boire une gorgée, mais ensuite tu devras me donner les noms des jeunes filles qui sont mortes dans les environs. Pas à la suite d’accidents de voiture ou de maladies. Je veux seulement que tu me parles des meurtres.
— Lis les journaux, petite, t’as pas besoin de moi pour ça ! aboya-t-il. Maintenant, bois la gnôle !
Je n’étais pas du tout d’humeur à me laisser encore marcher sur les pieds par un mort.
— On dirait que j’ai mal choisi ma nuit, dis-je d’un ton plaisant. Je vais te laisser et repartir...
— Samantha King, dix-sept ans, morte la nuit dernière après avoir été saignée à blanc ! cria-t-il. S’il te plaît, bois, maintenant !
Je n’avais même pas eu à lui demander la cause de la mort. Il devait vraiment avoir très envie d’alcool. Je notai ce qu’il m’avait dit sur mon carnet et portai le goulot de la bouteille à ma bouche.
— Sainte Mère de Dieu ! m’étranglai-je quelques instants après, remarquant à peine l’ombre entière de Winston plonger dans ma gorge à la vitesse d’un train express. Beurk ! C’est de l’essence, ce truc !
— Ah, quelle extase ! répondit-il d’un air béat alors qu’il ressortait de l’autre côté de mon cou. Ouiiiii ! Encore ! J’en veux encore !
Je toussais toujours et ma gorge me brûlait, mais je ne savais pas si c’était à cause de l’alcool ou du fantôme.
— Donne-moi d’abord un autre nom, parvins-je à articuler. Ensuite, je prendrai une nouvelle gorgée.
Cette fois, il ne se fit pas prier.
— Violet Perkins, vingt-deux ans, morte étranglée jeudi dernier. Elle a pleuré du début à la fin.
Il n’avait pas l’air particulièrement affligé par le sort de la jeune femme. De sa main aux bords flous, il fit un geste impatient dans ma direction.
— Allez !
Je respirai profondément avant d’avaler une nouvelle gorgée de gnôle. Je toussai aussi fort que la première fois et mes yeux se remplirent de larmes.
— Mais qui paierait pour cette cochonnerie ? suffoquai-je en reprenant ma respiration.
Ma gorge était presque douloureuse lorsque Winston en ressortit et revint flotter devant moi.
— Tu croyais m’avoir privé de ma gnôle pour toujours, hein, Simms ? cria Winston au fantôme encapuchonné, qui ne réagit pas. Tiens, regarde qui se régale, alors que t’es condamné à te jeter de la falaise jusqu’à la fin des temps ! La prochaine gorgée est pour toi, mon vieux John ! Carmen Johnson, vingt-sept ans, saignée à mort il y a dix jours. Bois, petite ! Et ce coup-ci, avale comme une femme, pas comme une mauviette !
Je le regardai avec effarement. De toutes les choses dont la mort l’avait privé, c’était l’alcool qui lui manquait le plus.
— Tu es toujours alcoolique après la mort ? Ça ne tient vraiment pas debout.
— Un accord est un accord, dit-il précipitamment. Bois !
— Connard, marmonnai-je entre mes dents en regardant la bouteille sans entrain.
À côté de ce truc, le gin passait pour de l’eau sucrée. Bones me paiera ça, me jurai-je. Et pas simplement avec un pieu en argent. Ce serait trop bon pour lui.
Vingt minutes plus tard, mon carnet comptait treize noms supplémentaires, la bouteille était vide et je tanguais sur mes jambes. Si ma tête avait moins tourné, j’aurais été estomaquée par le nombre de filles tuées au cours de ces quelques derniers mois. Le nouveau gouverneur ne se vantait-il pas de la baisse du taux de criminalité ? Les noms de ma liste indiquaient clairement le contraire. Toutes ces pauvres filles auraient certainement trouvé des choses à redire sur ces statistiques.
Winston était allongé sur le sol, les mains sur le ventre, et lorsque je laissai échapper un rot prolongé, il sourit comme s’il était sorti de son propre diaphragme.
— Ah, petite, tu es un ange tombé du ciel. T’es sûre qu’il n’en reste pas une goutte ? J’aurais peut-être pu me rappeler un autre nom...
— Va te faire foutre, dis-je grossièrement en rotant une nouvelle fois. La bouteille est vide. Mais tu pourrais quand même me le donner, après m’avoir fait boire cette huile de vidange.
Winston me lança un sourire sournois.
— Reviens avec une bouteille pleine et je te le dirai.
— Sale égoïste, marmonnai-je avant de m’éloigner en titubant.
Je n’avais fait que quelques mètres lorsque je sentis de nouveau très nettement comme une piqûre d’épingle, mais cette fois-ci pas dans ma gorge.
— Hé !
Je baissai les yeux à temps pour voir la forme souriante et transparente de Winston sortir de mon pantalon. Il gloussa en me voyant me donner des coups et sauter furieusement en l’air.
— Sale porc ! Poivrot ! crachai-je. Salaud !
— Bonne nuit à toi aussi, petite ! me lança-t-il pendant que sa silhouette commençait à s’effacer. Reviens vite !
— J’espère que les vers viendront chier sur ton cadavre ! répondis-je.
Je venais de subir des attouchements de la part d’un fantôme. Était-il possible de tomber plus bas ?
Bones émergea des buissons cinquante mètres plus loin.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Chaton ?
— Oh, toi ! Tu m’as embobinée ! Je ne veux jamais plus te revoir, ni toi ni cette bouteille d’arsenic liquide !
Je lui lançai la bouteille de gnôle vide au visage. Enfin, j’essayai. Je le manquai de trois bons mètres.
Il la ramassa, étonné.
— Tu as bu toute cette cochonnerie ? Tu devais juste en prendre quelques petites gorgées !
— Parce que tu me l’as dit, peut-être ? (Il me rattrapa juste au moment où je commençais à chanceler.) T’as rien dit du tout. J’ai les noms, c’est tout ce qui compte, mais vous, les mecs... vous êtes tous les mêmes. Vivants, morts, morts-vivants – tous des pervers ! J’avais un pervers bourré dans ma culotte ! Tu te rends compte à quel point c’est malsain ?
Bones me redressa. J’aurais bien protesté, mais je ne me rappelais plus comment on faisait.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Winston a fait un petit tour dans mon slip, voilà ce que j’ai dit ! lui annonçai-je en hoquetant bruyamment.
— Saloperie de vieux fantôme lubrique ! hurla Bones en direction du cimetière. Si ma tuyauterie fonctionnait encore, j’irais pisser sur ta tombe !
Il me sembla entendre un rire, mais ce n’était peut-être que le vent.
— Laisse tomber. (Je tirai sur sa veste en m’y agrippant lourdement. C’était ça ou je tombais.) C’était qui, ces filles ? Tu avais raison, la plupart d’entre elle sont été tuées par des vampires.
— C’est ce que je soupçonnais.
— Tu sais qui a fait ça ? dis-je d’une voix pâteuse. Winston ne le savait pas. Il connaissait juste leurs noms et la cause de leur mort.
— Oublie ça, je ne te le dirai pas, et au cas où tu te poserais la question, non, je n’ai rien à voir là-dedans.
Sous la lumière de la lune, sa peau avait l’air encore plus laiteuse. Il regardait toujours au loin, et, avec ses mâchoires serrées, il semblait aussi implacable qu’il était beau.
— Tu sais quoi ? (Tout à coup, de manière on ne peut plus inappropriée, je me mis à glousser.) Je te trouve mignon. Vraiment mignon.
Bones tourna les yeux vers moi.
— Bon Dieu. Demain matin, tu vas vraiment t’en vouloir d’avoir dit ça. Tu dois être complètement bourrée.
Je gloussai de nouveau. Qu’est-ce qu’il était rigolo !
— Plus maintenant.
— D’accord. (Il me souleva. Les feuilles craquaient sous ses pas alors qu’il me portait). Si tu n’étais pas déjà à moitié morte, ce que tu viens de boire t’aurait tuée. Allez, mon chou, on rentre.
Cela faisait longtemps qu’un homme ne m’avait pas tenue dans ses bras. Bien sûr, Bones m’avait peut-être déjà portée lorsque j’étais inconsciente, mais ça ne comptait pas. Maintenant, je remarquais très clairement la rigidité de sa poitrine, le peu d’efforts qu’il lui fallait pour me porter, et son odeur vraiment agréable. Ce n’était pas de l’eau de Cologne – il n’en portait jamais. C’était une odeur particulière qui était... enivrante.
— Tu me trouves jolie ? m’entendis-je lui demander.
Quelque chose que je ne parvins pas à identifier passa le temps d’un éclair sur son visage.
— Non. Je ne te trouve pas jolie. Je pense que tu es la plus belle fille que j’ai jamais vue.
— Menteur, soufflai-je. Il n’aurait pas fait ça si c’était vrai. Il ne serait pas parti avec elle.
— Qui ça ?
Je ne répondis pas, enfermée dans mes souvenirs.
— Peut-être qu’il savait. Peut-être qu’au fond, tout au fond de lui, il pouvait sentir le mal qui est en moi. J’aurais voulu ne pas être née comme ça. J’aurais voulu ne pas être née du tout.
— Écoute bien ce que je vais te dire, Chaton, m’interrompit Bones. (Dans mes divagations, j’avais oublié qu’il était là.) Je ne sais pas de qui tu parles, mais il n’y a absolument rien de mauvais en toi. Pas la moindre once de mal. Il n’y a rien qui cloche chez toi, et ceux qui ne sont pas fichus de le voir par eux-mêmes peuvent aller se faire foutre.
Ma tête reposait sur son bras. Au bout d’une minute, ma déprime s’envola et je recommençai à glousser.
— Winston m’aimait bien. Tant que j’ai de la gnôle, je suis sûre d’avoir un ticket avec un fantôme !
— Désolé de te faire de la peine, ma belle, mais Winston et toi n’avez aucun avenir en commun.
— Ah bon ? Et qui a décidé ça ?
Je ris tout en remarquant que les arbres penchaient sur le côté. C’était bizarre. En plus, ils avaient l’air de tourner.
Bones me releva la tête. Je clignai des yeux. Les arbres étaient de nouveau droits ! Puis je ne vis plus que son visage, alors penché juste au-dessus du mien.
— Moi, répondit-il.
Il semblait tourner lui aussi. Peut-être que tout tournait. En tout cas, c’était l’impression que j’avais.
— Je suis saoule, non ?
Comme ça ne m’était encore jamais arrivé, j’avais besoin de quelques éclaircissements.
Son grognement me chatouilla le visage.
— Oui, et pas qu’un peu.
— N’essaie même pas de me mordre, dis-je en remarquant que sa bouche n’était qu’à quelques centimètres de mon visage.
— Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas du tout ce que j’avais en tête.
Le pick-up apparut. Bones me déposa sur le siège passager. Je m’effondrai, soudain fatiguée.
Je l’entendis fermer sa portière, puis le moteur se mit à tourner. Je n’arrêtais pas de bouger pour trouver une position confortable, mais la cabine de mon pick-up était petite et l’intérieur très confiné.
— Viens, dit Bones après plusieurs minutes, et il abaissa ma tête jusqu’à sa cuisse.
— Sale porc ! hurlai-je en me relevant si vite que ma joue percuta le volant.
Il se mit à rire.
— Ce ne serait pas plutôt toi qui as l’esprit mal placé ? Tu devrais y réfléchir à deux fois avant de traiter Winston de poivrot et de pervers. C’est l’hôpital qui se moque de la charité, si tu veux mon avis. Mes intentions étaient des plus honorables, je t’assure.
Je regardai ses cuisses puis la portière très inconfortable du pick-up en pesant le pour et le contre. Enfin je me recouchai, posai ma tête sur sa cuisse et fermai les yeux.
— Réveille-moi quand on arrivera chez moi.